Conférence : Comprendre Lacan – L’inconscient – mercredi 7 juin 2017 aux Séminaires psychanalytiques de Paris

COMPRENDRE JACQUES LACAN

L’INCONSCIENT

 

COMPRENDRE LACAN

Comprendre Lacan, c’est d’abord partir d’où il est parti : de la psychose, de la linguistique, et avant tout cela, de Freud.

Nous ferons un préambule sur les grandes continuités et ruptures de Freud à Lacan, puis un détour par la linguistique et ce que Lacan y a pris pour avancer dans sa recherche.

 

DE FREUD À LACAN, PROLONGEMENT ET RUPTURE

Si Freud articule son développement autour de la névrose et de la pulsion, Lacan se centrera sur la psychose et le signifiant.

Le développement ci-après tente d’aller voir ce que l’on peut entendre par signifiant et ce que ce concept peut nous aider à comprendre de la psychose et de la névrose.

Parmi les éléments théoriques majeurs de Lacan et leurs passerelles avec Freud, il y a les mouvements de la notion de narcissisme freudien vers le spéculaire lacanien – le stade du miroir – ; la métapsychologie freudienne vers la mathesis : les mathèmes lacaniennes ; le binaire freudien – principe de plaisir / principe de réalité et pulsion de vie / pulsion de mort… – vers le tertiaire lacanien – RSI, Réel Symbolique Imaginaire -.

 

PULSION OU SIGNIFIANT

Si Freud organise ses recherches autour de la pulsion, Lacan ancre ses développements autour du signifiant.

De quoi s’agit-il ?

La démarche de Freud est physicaliste, elle dessine les flux, leurs poussées, leurs trajets, les espaces dans lesquels ils circulent – les topiques freudiennes -. Elle part du processus pulsionnel, économique alors que Lacan s’intéresse au processus du signifiant.

Cela revient à déplacer la psychologie physicaliste freudienne du côté du langage, de prendre les articulations de l’inconscient comme des phénomènes langagiers.

Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y pas de dynamique du signifiant – nous le verrons -, mais que la notion d’espace psychique avec les topiques freudiennes – première topique : inconscient, préconscient, conscient ; deuxième topique : ça, moi, surmoi – et les forces engagées, les conflits en jeu – la dynamique – sont les matrices freudiennes.

Freud travaillera le destin des pulsions là où Lacan suivra les destins du signifiant.

  • D’un côté, la notion freudienne de pulsion : flux physique dont la poussée est constante, ayant sa source dans le corps et cherchant à se satisfaire d’un objet.
  • De l’autre, la notion lacanienne de chaîne signifiante : enchaînement de signifiants ayant sa dynamique propre, agissant le sujet souvent malgré lui, un quelqu’un qui pense en moi selon la formule freudienne et qui serait comme un langage.

Pour autant, Freud n’a pas négligé le langage, loin s’en faut. Il est, selon la formule de Paul-Laurent Assoun, un Monsieur Jourdain qui s’ignore, un linguiste sans le savoir. Mais là où Freud voyait déjà la puissance de la parole comme vecteur constitutif et réparateur du sujet, Lacan ira plus loin, disant que le sujet n’a d’être que la parole : il est un parlêtre.

Pour Lacan, l’on est tous des fils du langage, dans un rapport à L’Autre, trésor des signifiants.

 

LA LINGUISTIQUE DE SAUSSURE

Lacan s’est nourri des recherches en cours à son époque, en premier lieu, de la linguistique.

Outres les influences majeures de Lévi-Strauss, Hegel…, nous nous intéresserons notamment à celles concernant l’étude de notre sujet, l’inconscient et Lacan, à celles qu’a exercé sur lui Ferdinand de Saussure (1857 – 1913).

En 1915 est publié le Cours de la linguistique générale de Saussure. Lacan puisera dans la linguistique saussurienne une matière qu’il fera sienne pour saisir le processus de l’inconscient.

Saussure aura été déterminant dans son cheminement. À partir des fondements saussuriens, Lacan se fabriquera sa propre linguistique.

Saussure s’intéresse à la structure. L’idée de structure est celle sur laquelle repose l’édifice de l’inconscient selon Lacan

Voici la définition de la structure saussurienne par le Larousse :

« Manière dont les unités linguistiques s’agencent entre elles en un système ordonné de règles qui décrivent à la fois les unités et les relations qu’elles entretiennent entre elles. »

Pour Saussure, une unité linguistique, appelées signe, se compose du signifiant et du signifié.

Le signifié est ce que l’on pourrait appeler l’idée, le concept, le sens, qui renvoie non pas à la chose réelle mais à son idée ; et le signifiant serait le mot acoustique ou le mot image. Pour Saussure, le signifiant passe par l’ouïe, c’est une image acoustique.

Prenons le mot tableau. D’un côté, du côté du signifié, le mot tableau renvoie à l’idée de tableau, une idée générale, – bien que comme toute idée générale, elle est indexée à la représentation que l’on s’en fait, à l’idée de tableau qui est la nôtre -.

L’idée, le sens du mot tableau renvoie donc à l’idée générale de tableau même si elle s’indexe à une représentation particulière.

Puis il y a le signifiant qui est l’image acoustique, l’emprunte psychique d’un son. C’est l’emprunte psychique du son tableau, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens : elle est sensorielle. Derrière le signifiant tableau, son image acoustique, s’enchaînent quantité de signifiants. Donc, si le concept tableau renvoie à l’idée de ce qu’est un tableau, le signifiant tableau va renvoyer à d’autres signifiants, et ce à l’infini.

Ainsi en est-il très succinctement de la notion de structure et de signe – composé de signifié et de signifiant – selon Saussure.

 

LA LINGUISTIQUE DE LACAN

Lacan s’est saisi de la linguistique saussurienne pour fabriquer la sienne.

Ci-après une autre définition de structure par le Larousse, mais cette fois cernant l’inconscient selon Lacan :

« Ensemble d’unités psychiques liées par des relations. »

L’on peut établir qu’il y a une structure psychique quand il y a des unités psychiques en lien selon des modalités spécifiques.

Et cette structure est comme un langage, au sens ou elle a son système constitué d’unités et de relations entre ces unités, mais elle n’en est pas vraiment un car ces unités n’ont pas pour vocation à communiquer, à l’inverse des signes du langage. La fonction de communication est propre au langage.

L’inconscient a une structure, comme le langage, et se compose d’unités comme toute structure, mais d’unités psychiques. Là où Saussure parle d’unité linguistique, Lacan utilise la notion d’unité psychique dont il hiérarchise les composantes. En effet, Lacan, à la différence de Saussure, établit une hiérarchie entre le signifiant et le signifié. Il écrit le signifiant avec un grand S et le signifié avec un petit s.

Un mot acoustique en amène un autre et ce à l’infini. À la différence du signifié qui trouve bon port dans la représentation d’un objet, le signifiant renvoie à un autre signifiant. Ainsi en est-il de l’expérience que chacun a faite du dictionnaire. Si l’on cherche un mot dans le dictionnaire, on va être renvoyé à un autre mot, et ce à l’infini. Chaque mot renvoie à un autre mot. Un signifiant fonctionne de la même manière. Cependant, au lieu de désigner une chose, comme le signifié, le mot concept, il s’apparente au mot-image du poète qui suscite d’autres mots-images, et ce à l’infini. Il ne veut rien dire en soi, et s’inscrit dans l’architecture du poème pour aller au-delà du sens. Un signifiant renvoie à un autre signifiant, sans fin, formant ainsi ce que Lacan appelle la chaîne signifiante – la langue n’est jamais constituée que d’un mot -.

Dans le dictionnaire, l’on arrive jamais au signifiant premier, au signifiant fondamental qui éclairerait d’un seul tenant tous les autres signifiants. Ainsi en est il du signifiant lacanien, il ne trouve pas de point de butée, mais rebondit sur un autre signifiant et ainsi de suite. À une nuance prêt, à la différence du dictionnaire, c’est que pour Lacan, il y aurait tout de même un signifiant fondamental, mais auquel personne n’accède jamais : le phallus.

Le signifiant est donc autonome par rapport au signifié. C’est à dire que ce n’est pas le sens qui génère l’enchaînement, la succession d’un signifiant à un autre, mais la vibration du mot acoustique, sa sensorialité. Un mot acoustique en appelle un autre, comme la couleur du peintre en appelle une autre, ou le mot du poète un autre mot, sans que la raison n’ait son mot à dire, sans qu’elle ait le premier ni le dernier mot.

 

SÉQUENCE GESTAPO

Pour mieux approcher le signifiant, prenons un exemple clinique connu et raconté par une patiente de Lacan.

La séquence se retrouve en tapant « Gestapo Lacan » sur Google.

https://www.youtube.com/watch?v=VA-SXCGwLvY

Dans ce témoignage, Lacan libère la patiente du signifié – le sens du mot Gestapo – et l’amène, par son geste affectueux, sur le terrain du signifiant, du mot acoustique. Lacan délivre le mot de sa signification, de sa stase de signifié mortifère, et fait émerger le signifiant. Il change l’aiguillage du signifié vers le signifiant.

Le mot Gestapo va prendre une résonance particulière. Il renverra à d’autres signifiants.

L’on pourrait dire qu’il fait repartir la chaîne signifiante là où le signifié primait et fixait la patiente à sa représentation traumatique.

Le blocage sur le signifié se dénoue par l’emprunte sonore, l’image acoustique suscitée par l’analyste.

C’est d’ailleurs l’un des fondements de l’analyse que de s’émanciper du signifié pour aller du coté du signifiant.

 

LE SIGNIFIANT

L’on baigne dès la naissance, dès avant même, dans les signifiants des autres. Ce sont les signifiants que l’on capte en premier lorsque l’on est immergé dans une langue et qu’on s’y laisse porter.

Quelques exemples :

Le signifiant apparaît dans l’apprentissage d’une langue étrangère quand on accepte de ne pas tout comprendre, et que l’on passe sur le signifié.

L’on se laisse alors porter par la batterie des signifiants, et de là surgit le signifié, de la batterie des signifiants.

Un exemple illustre bien le propos : la chanson dont la langue est étrangère. Qui n’a pas vécu l’expérience d’écouter une chanson et de se laisser porter par des mots dont le sens est inconnu. C’est ici un flot de signifiants qui mène la danse, par-delà le signifié.

De même, lorsque l’on rêve, on est porté par la chaîne signifiante. Un mot acoustique, une couleur, un mouvement entrainent une succession de mots acoustiques, de couleurs et de mouvements.

Et la formation de l’inconscient comme le lapsus est une intrusion de la chaîne signifiante dans le discours construit. Quelque chose de la chaîne signifiante qui nous agit malgré nous fait irruption.

 

SEMINAIRE DE LACAN ET SIGNIFIANT

Lacan, dans son Séminaire, faisait claquer le signifiant comme une production inconsciente. Ses néologismes   percutent la chose plutôt que de l’expliquer. Hainamoration, combinaison de deux supposés contraires, fait jaillir un troisième terme qui, mieux que des mots pour le dire, signe l’intrication de la haine et de l’amour, l’ambivalence humaine par opposition à la dichotomie animale.

Surtout à partir des années 60, Lacan joue sur le pouvoir du signifiant. Il percute l’auditoire de productions linguistiques. Ces interventions deviennent un feu d’artifice de signifiants qui provoque la jouissance de l’auditoire.

Ecouter Lacan comme on écoute l’inconscient d’un patient ou écouter un patient comme on écoute Lacan, n’est-ce pas la meilleure façon d’aiguiser son oreille d’analyste et de clinicien ?

 

ANALYSE

Que peut-on dire des incidences dans l’analyse, chez l’analyste, de ce que nous venons de voir, de cette suprématie du signifiant sur le signifié, sur les pulsions, que soutient Lacan au fil de son Séminaire ?

Ne cherchez pas à comprendre, ne pensez pas, ne cherchez pas le sens, en somme, laissez-vous porter par le signifiant, dira en substance Lacan à ses élèves. Écouter un patient, c’est alors ne pas traduire ce qu’il veut dire dans le signifié mais suivre l’enchaînement des signifiants.

Dans l’analyse lacanienne, comme chez Freud, la question est d’aller sur les traces de son désir. Lacan ajoute que la plus grosse faute de l’analysant est de céder sur son désir. Ainsi, lorsqu’il y a symptôme, c’est que le sujet s’est mal dit, qu’il a mal dit son désir, par delà le fait que ce désir soit en conflit avec le moi freudien. Mieux dire son désir pour l’analysant, faire mieux dire le désir pour l’analyste, sont les ressors de l’analyse.

Faire accéder au désir revient à se laisser porter par sa chaîne signifiante. Le désir du patient est sur le chemin de ses signifiants.

Pour ce faire, la scansion, que l’on pourrait traduire par une coupure signifiante de l’analyste, est le fait de pointer au patient un signifiant, pour qu’il entende quelque chose qui parle en lui, qui l’agit sans qu’il le sache.

 

NOM DU PÈRE

L’on est malade d’avoir mal dit. Et l’analyse est le moyen de se dire mieux.

L’on est aussi malade du rejet d’un signifiant, ce que Lacan appelle la forclusion.

Pour Lacan, l’inscription ou non d’un signifiant d’exception dans l’inconscient a un effet de structure clinique.

Le Nom du Père, ce signifiant d’exception, Lacan l’écrit « N o m », mais l’on pourrait aussi l’écrire « n o n », au sens où il s’agit d’un non à la jouissance de la mère.

 

Les trois pères :

Au préalable, voyons ce que la notion de père recouvre.

Lacan distingue le père réel, imaginaire et symbolique, ce dernier nous intéressant particulièrement pour notre propos sur l’inconscient.

Le père réel est la personne même du père, le géniteur, celui qui, s’il fait bien son travail de mari, et pas seulement de père, s’occupe de sa femme, la mère.

Le père imaginaire est celui qui est fantasmé, idéalisé, vu comme tout puissant au sortir de l’Oedipe, le moment où le non à la mère aura fait son effet, où la jouissance de la mère sera interdite, où cette interdiction sera intégrée.

Et cette interdiction, c’est celle du père symbolique, du Nom du Père, N o m, qui porte la loi. Ce père est ni réel, ni imaginaire, il est une fonction, un symbole, en tout premier lieu, celui de l’interdiction de l’inceste.

Cette fonction, ce n’est pas le père réel qui l’incarne. Il peut en favoriser l’émergence, mais l’enfant s’invente lui-même son père symbolique.

Ainsi, le père symbolique ne se rencontre pas, il est une fabrication du sujet, un dieu légaliste pour soi-tout-seul, un régulateur de jouissance sans lequel le dérèglement pathologique advient.

Le Nom du Père est un symbole inscrit dans l’inconscient qui, s’il fait défaut, peut conduire à la perte, à la jouissance totale de la mère qu’il faut entendre comme une jouissance proscrivant l’incursion du symbolique, du langage, du tiers séparateur.

Le père symbolique est celui de la nomination, c’est à dire de la circonscription des choses, de la coupure symbolique d’avec la jouissance totale et qui donne accès à l’être du langage et de la loi. Le moment de la nomination est celui de l’accès humanisant par le langage mais aussi de la perte de la toute jouissance/toute puissance imaginaire, celle où l’enfant et le monde ne font qu’un, où aucune frontière entre le monde et soi n’est établie, où la mère en tant que confusion imaginaire est l’objet de tous les fantasmes.

Si la mère est dans l’être, le père symbolique est dans la nomination.

Rappelons une fois de plus que le père n’est pas réel, et ajoutons que la mère imaginaire non plus. Elle est l’avant symbolique, le moi idéal avant l’idéal du moi, le soi à soi avant le tiers séparateur, la nomination, le père symbolique.

Pour que cette fonction existe, il est aidant, mais pas indispensable, que le père réel s’occupe de la mère, qu’il soit présent dans le lit conjugal et pas dans la chambre de l’enfant, qu’il ne cède pas physiquement sa place à l’enfant, qu’il soit l’amant de la mère. Dolto insistera sur cette fonction réelle du père ; Lacan convoquera le père symbolique, qu’il distinguera clairement du père réel.

 

FORCLUSION

Si Freud a fait ses premières armes avec l’hystérie auprès de Charcot, Lacan a été confronté, dès ses premières années d’étudiant et de clinicien, à la psychose dont il fera son sujet d’étude privilégié tout au long de son enseignement. Sa thèse de 1932 : De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, en atteste.

Lacan portera une attention toute particulière au phénomène de forclusion, fait significatif de la psychose.

Dans le mécanisme de la névrose, le refoulement est un signifiant oublié, c’est à dire, en terme psychologique, l’oubli d’une représentation trop invasive.

« Refouler veut dire admettre la situation pénible puis l’oublier, forclore désigne la scotomisation  » Jean-David Nasio

 Métaphore du tissu de Serge Leclaire

Serge Leclaire (1924-1994) utilise une métaphore parlante pour distinguer névrose et psychose : la métaphore du tissu.

Le refoulement y serait figuré par quelque accrocs ou déchirures, même importants, mais toujours passibles d’être reprisés ou stoppés. Alors que la forclusion y serait représentée par un trou, dû au tissage escamoté, et qui ne pourrait être comblé qu’imparfaitement, par une “pièce” d’un autre tissu, d’une autre matière, extérieure.

Lacan trouverait sans doute cette métaphore de Leclaire trop physicalisme et parlerait plutôt d’un trou dans la chaîne signifiante. L’inconscient du psychotique serait structuré comme une chaîne de signifiants dont certains sont forclos, vacants, rejetés.

Jacques Lacan : « ce qui n’est pas symbolisé, donc ce qui n’a pas d’inscription au niveau du système psychique, fait retour au sujet par l’extérieur, par le dehors et dans le réel »

Et donc, ce n’est pas du dedans que la représentation va faire retour, comme dans la névrose, mais du dehors, et sous forme d’un délire ou d’une hallucination, c’est-à-dire d’une image, d’un son, d’une voix, d’un touché comme détaché de soi, extérieur, et qui fait intrusion. Dans la psychose, si le patient entend des voix, il sera persuadé qu’elles viennent du dehors, et non pas de lui, comme dans le refoulement où ça parle en soi. Ce ne sera donc pas le patient qui parle, mais un autre, une chose venant de l’extérieur.

 Forclore ne veut pas dire oublier. Forclore signifie rejeter à l’extérieur, comme ne faisant pas parti de soi, comme jamais inscrit dans sa chaîne signifiante. Ce n’est pas un signifiant masqué par un autre signifiant, mais un signifiant escamoté, considéré comme n’ayant jamais existé. Le moment où il surgit, il est comme venu de nulle part, de dehors, comme réel au sens d’une réalité extérieure, qui s’impose à soi. Le névrosé sait au fond de lui que ses troubles viennent de ses conflits intérieurs. Pour le psychotique, les voix, les images, les sensations corporelles qui le saisissent sont bien réelles et extérieures à lui.

Ce réel, ces hallucinations, ces voix… sont une pièce hors langage qui comble le trou langagier.

 

FORCLUSION DU NOM DU PÈRE

La forclusion du nom du père de Lacan est l’impossibilité de l’Oedipe en terme freudien.

Elle signifie que la fonction de la loi paternelle est vacante. Il y a donc impossibilité d’intégrer la castration et celle-ci revient dans le réel, à même le corps, par des hallucinations.

Le névrosé le plus malade a toujours la fonction paternelle en place, il est toujours porteur de la fonction symbolique. Chez le psychotique, la fonction paternelle manquante a invalidé l’intégration psychique de la castration. En somme, la mère imaginaire reste toute puissante.

À noter que la mère réelle peut tout à fait être un Nom du Père opérant. En atteste certains hommes qui recherchent en leur compagne l’incarnation même de la loi.

Rappelons inlassablement qu’il s’agit d’une fonction.

Si le signifiant d’exception, nommé Nom du Père par Lacan, ou S1, est forclos, cela entraîne le chaos du coté de la chaîne signifiante, des S2, de la batterie des signifiants.

Traits cliniques :

En terme psychologique, l’on peut traduire cela par un vécu de toute puissance. En terme lacanien, le psychotique, comme le maniaque par exemple, invente un code symbolique plutôt que d’en être le destinataire. Libéré des lois de la castration, il produit ses propres lois. Sans père symbolique, une forme de désinhibition s’observe.

Plutôt que d’être enchaîné par ses conflits intérieurs, le psychotique est pris en tenailles par ce qui lui revient du dehors sous forme d’hallucination ou de délire.

Sur le registre du langage, l’on observe chez le psychotique, le schizophrène ou le maniaque par exemple, le phénomène du coq à l’âne. Ce ne sont pas les liens rationnels qui conduisent le discours – souvent incompréhensible -, mais l’enchaînement acoustique des signifiants. Un mot acoustique en appelle un autre. D’ailleurs, le maniaque, tout particulièrement, jouit de la résonance des mots, au point d’en rire.

Quant au symptôme somatique, en terme Lacanien, l’on parlerait de cristallisation, de stase de la chaîne signifiante. Les signifiants ne défilent plus et restent figés dans le corps. L’on remarque dans la psychose, la débilité et le symptôme somatique ce même trait d’un signifiant qui revient en boucle comme pour tenter de réenclencher la chaîne signifiante bloquée.

Le symptôme somatique est le déchaînement dans le corps de quelque chose qui ne peut arriver à se dire, parce que ce quelque chose ferait trop jouir, ferait trauma. Rappelons que le trauma est un trop plein d’excitation non symbolisé.

Comme le rappelle Paul-Laurent Assoun, quand le parlêtre est en échec, le corps se mêle à la conversation.

 

EN GUISE DE CONCLUSION

Laissons les derniers mots à un psychiatre psychanalyste, François Tosquelles, dont la ligne conductrice du travail était de placer le malade en situation de soigner l’institution. Ce changement radical de perspective a démontré son bien-fondé et mériterait d’être revisité, là où le sujet contemporain est pointé du doigt comme le maillon faible d’une chaîne défaillante.

Les propos de Tosquelles, ci-après retranscrits, font résonner des signifiants que Lacan n’aurait pas désavoués. Ils sont le verbatim d’une interview publiée dans la Revue « CHIMÈRES » – Automne 1991, N°19 :

« Ce qui caractérise la psychanalyse, c’est qu’il faut l’inventer. L’individu ne se rappelle de rien. On l’autorise à déconner. On lui dit : « Déconne, déconne mon petit ! ça s’appelle associer. Ici personne ne te juge, tu peux déconner, à ton aise ». Moi, la psychiatrie, je l’appelle la déconniatrie. Mais, pendant que le patient déconne, qu’est-ce que je fais ? Dans le silence ou en intervenant – mais surtout dans le silence -, je déconne à mon tour. Il me dit des mots, des phrases. J’écoute les inflexions, les articulations, où il met l’accent, où il laisse tomber l’accent… comme dans la poésie.

J’associe avec mes propres déconnages, mes souvenirs personnels, mes élaborations quelconques. Je suis presque endormi, il est presque endormi. On dit au type « Déconne! ». Mais ce n’est pas vrai, il s’allonge, il veut avoir raison, il fait des rationalisations, il raconte des histoires précises du réel : « Mon père par ci, ma mère par là… » Et il ne déconne jamais. Par contre, moi, je suis obligé de déconner à sa place. Et avec ce déconnage que je fais – à partir de l’accent et de la musique de ce qu’il dit, d’avantage que de ses paroles – je remplis mon ventre. Et alors, de temps en temps, je me dis : tiens, si je lui sortais ça maintenant, une petite interprétation.  »

 

ANNEXES

Joël Dor, passeur de Lacan, a développé dans son ouvrage Introduction à la lecture de Lacan le cas clinique d’une phobie du cuir. Ce cas retrace une véritable chasse aux trésors de signifiants qui illustre le mécanisme du refoulement dans son approche lacanienne et langagière :

 » Le cas suivant traite d’une phobie qui s’est d’abord fixée sur les objets de maroquinerie, puis s’est étendue aux vêtements et autres objets en cuir. Comme le plus grand nombre de phobie, elle s’est déclenchée un jour, apparemment sans raison immédiate. L‘analyse dégagera pas à pas un certain nombre de matériaux qui permettront de circonscrire les éléments signifiants qui ont contribué à l’élaboration de l’objet phobique.

C’est d’abord l’évocation d’un événement approximativement contemporain du surgissement de la phobie : un sac à main en cuir lui est offert par sa mère à l’occasion de son anniversaire. Bien plus tard, lui reviendra le souvenir d’une menace maternelle qui s’était trouvée associée à une scène traumatique. Lorsqu’elle avait six ans, au cours d’une visite au zoo, elle jetait de la nourriture dans la fosse aux crocodiles. Elle fut alors terrorisée lorsqu’un crocodile ferma brusquement la gueule dans un claquement sec et violent. Peu de temps après, alors qu’elle se masturbait au cours d’un jeu d’enfant, sa mère était intervenue en la menaçant : “Si tu continues tes saletés, je te ferai couper la main par la bouche du crocodile !”. Elle apprenait aussi quelques années plus tard, à l’école, qu’on utilisait la peau des crocodiles pour confectionner certains objets de maroquinerie.

Dès lors toutes les conditions sont réunies pour que s’organisent les substitutions signifiantes qui conduiront au développement de la phobie, le jour où sa mère lui offre un sac de cuir.

 Un premier signifiant S5 (répression sexuelle/castration) est devenu inconscient à l’issue d’un refoulement. Au cours de cette opération, un nouveau signifiant S6 (crocodile) vient supplanter le signifiant S5 (répression sexuelle/castration) qui devient inconscient, c’est à dire que le signifiant S6 continue à fonctionner consciemment comme signifiant crocodile avec toutes les représentations possibles mais il est également au niveau inconscient un signifiant qui métaphorise désormais la répression sexuelle/castration dont le signifiant spécifique a été refoulé.

Une seconde opération signifiante s’organise ultérieurement. Lorsque la fillette apprend qu’on utilise la peau du crocodile pour fabriquer des objets en cuir S12, c’est le signifiant cuir S12 qui va devenir lui-même signifiant métonymique (de substitution) du crocodile S6.

Pour que la phobie s’organise, il suffit alors d’une intervention malheureuse de la mère auprès de la fille : le cadeau du sac à main en cuir. Cette intervention de la mère auprès de la fille cristallise une ultime substitution signifiante dont le résultat est la phobie du cuir : celle-ci se déclenche lorsque, dans la construction métonymique précédente, le signifiant S5 (crocodile) se met brusquement à fonctionner pour ce qu’il est aussi inconsciemment, c’est à dire le crocodile métaphorique en sorte que le signifiant “cuir” S12 devient alors métonymiquement lié au signifiant refoulé de la répression sexuelle S5.

Le signifiant cuir signifie alors tout autre chose que l’idée de cuir : cette femme sait ce qu’est le cuir mais ne sait pas pourquoi elle en a horreur. Et elle ne peut pas le savoir car au-delà de la signification ordinaire à laquelle S12 continue de la renvoyer, S12 est aussi métaphoriquement et métonymiquement lié sans qu’elle le sache à S5.

 

FOUTEZ LE CAMP

Ci-après le témoignage célèbre de Michel Bousseyroux, analysant de Lacan, et qui illustre de façon percutante l’impact du signifiant :

Je n’ai jamais donné, en trente trois ans de pratique de la psychanalyse, d’uppercut comme en juillet 1980 j’en ai reçu un du droit de Lacan, quand le quittant après une séance, à la question benoîtement posée et si souvent entendue en fin de séance, « cher, je vous revois quand ? », cette fois là je lui répondis que non et persistai à y faire tête, bien que je l’observais devenir de plus en plus rouge, à chaque fois qu’il me répétait « je vous revois quand ? » jusqu’à la cinquième fois où je n’eus le temps de dire ni que ni quoi. L’uppercut me projeta par terre. Groggy, cherchant mes lunettes, je me relevai chancelant, le regardai pantois et ne sus que lui dire, que lui crier, consterné et à court : « y’a pas, y a plus d’quand ! ». Silence fracassant. Lacan soupira, ouvrit la porte avec fracas et me catapulta dans l’entrée devant Gloria (la secrétaire de Lacan) effarée en me lançant un « foutez le camp ! ».

 A peine dégringolé en bas du premier étage, dans la petite cour du 5 rue de Lille, je réalisai alors, dans l’éparpillement des quelques secondes de mon immense désarroi, que c’était le camp, le camp où mon père avait été cinq ans déporté et dont j’avais concentré l’objet dans l’enclos de mon fantasme, qu’il n’y avait plus et dont j’étais le rebut.

 Ce « foutez le camp »je me l’étais entendu dire une autre fois, au tout début de mon analyse, lorsque, ayant raté le train de 6h50 pour Paris, j’avais téléphoné chez Lacan, vers 13h pour le prévenir de mon absence, disant, croyant tomber sur Gloria : « allo ! Gloria ! C’est Michel Boussey… ». C’est alors que je réalisai que j’avais Lacan au bout du fil ! Agacé de ma confusion, il me coupa net en m’hurlant « foutez le camp » et raccrocha. L’effet d’angoisse de séparation fut tel que je foutus le camp ! N’y tenant plus, je courus comme un dératé à l’aéroport. Pour Lacan, j’aurais alors franchi le mur du son !! Je pris le premier avion et arrivai en début de soirée chez Lacan qui s’apprêtait à partir et qui m’accueillit chaleureusement. Je peux le dire aujourd’hui, c’est entre ces deux « foutez le camp » et ma façon d’y répondre que j’ai fait mon analyse avec Lacan.

Ce « foutez le camp », point de non-retour où j’eus à faire tête au réel. Lacan fut pour moi, de bout en bout de mon analyse, celui qui ne m’accompagnait pas. De Lacan j’ai reçu cette marque de la fin que me fut son coup droit du réel. Upper-cut du réel.

 De Lacan j’ai reçu ce qu’écrit Maurice Blanchot à la fin de Celui qui ne m’accompagnait pas (avec Le pas au-delà) et qui dit au plus juste ce que j’ai « reçu » de Lacan : « c’était le tranquille sourire de personne, qui ne visait personne et près duquel l’on ne pouvait séjourner près de soi, non pas un sourire impersonnel, la présence de l’impersonnel, l’acquiescement à sa présence, la certitude évasive, immense et toute proche qu’il n’y avait personne et que personne ne souriait, ce qui pourtant s’exprimait par un sourire infini (…) posé ineffablement sur le vide ; en lui le vide s’ouvre à une allusion souriante que traverse le déchirement d’une légère risée. » (page 168-171)

Lacan aura été pour moi comme le chat dans Alice aux pays des merveilles à qui elle demande son chemin et qui s’efface en commençant par la queue et en finissant par le sourire, lequel persiste d’un laps de temps après que le reste a disparu, à son grand étonnement.

 

Conférence de Bruno Bagarry du mercredi 7 juin 2017 aux Séminaires psychanalytiques de Paris 

 

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